ORIGINALLY PUBLISHED IN:
TECHNE
Journal du centre de recherche
et de restauration des musées de France,
Palais du Louvre, Paris, France.
Numéro 12, 2000.

Michel Menu

Coups de foudre:
les fulgurites d’Allan McCollum


Résumé. La Fulgurite est une empreinte naturelle du passage de la foudre dans le sol. C’est une forme de vitrification du sable due à l’énergie de l’éclair. Allan McCollum, artiste américain né en 1944, a commencé à partir de 1997 une série qui reproduit plus de 10 000 moulages d’une même fulgurite qu’il a lui-même fabriquée. Une première présentation de cette série eut lieu en Floride au musée de la Science et de l’lndustrie à Tampa, en Floride, que McCollum a appelée L’Événement. Par cette installation, McCollum nous force à nous interroger sur un objet mystérieux et, comme pour ses autres séries, il crée un monde qui convoque aussi bien l’historien d’art que le géologue, le physicien ou le mathématicien. Son monde s’appaie sur une esthétique de la mémoire et pose le problème de sa conservation et de sa transmission. Il s’agit d’une sorte de science fulqurale, très é loignée cependant de la divination par la foud re chez les Romains.

 

Abstract. A fulgurite is a natural trace left by lightning passing through the ground. It is a form of vitrification of sand due to the lightning’s force. In 1997 Allan McCollum, an American artist born in 1944, began a series of more than 10 000 replicas of the same fulgurite, which he himself had created. A first presentation of this series, called The Event by McCollum, took place in Tampa, Florida, at the Museum of Science and Industry. Through this installation, McCollum obliges us to ask ourselves questions about a mysterious object and, as in his other series, he creates a world which attracts historians of art as well as geologists, physicists or mathematicians. His world is founded on the aesthetics of memory and sets the problem of its conservation and transmission. It is a sort of fulgural science, although far removed from the use of lightning for divination by the ancient Romans.



Mots-clés. Allan McCollum, fulgurite, éclair, orage, installation.

 

Key words. Allan McCollum, fulgurite, lightning thunderstorm, installation.


« L’éclair me dure »
René Char


 
Figure 1. Fulgurite de Bilma, Sahara oriental, coll. minéralogique, Muséum national d’histoire naturelle. © LRMF, photo D. Vigears. 

L’Événement est une installation de l’artiste américain Allan McCollum au musée de la Science et de l’Industrie à Tampa, en Floride. La premiere de The Event eut lieu le 23 octobre 1998; Allan McCollum y exposa sa nouvelle séerie constituée d’« éclairs pétrifiés de Floride centrale », accompagnée de documents didactiques sur la foudre, le tonnerre, les éclairs, écrits par les savants qui ont cherché à expliquer les phénomènes de l’éelectricité naturelle.

Aujourd’hui, on sait à peu près tout sur les effets des orages. Mais cette connaissance est très récente; il y a en effet très peu de temps que l’on a donné une explication cohérente à la foudre en boule. Ce phénomène se présente le plus souvent comme une sphère lumineuse qui parcourt des trajectoires surprenantes, dont le diamètre est compris entre 20 et 40 centimetres et la duree de vie de l’ordre de cinq secondes. De tout temps, ces apparitions firent fantasmer les gens et participèrent à une représentation d’une nature merveilleuse et mystérieuse. Ce caractère mystérieux de la nature est le propos même de l’ouvrage de Camille Flammarion, Les Caprices de la foudre, paru en 1905. Le vulgarisateur scientifique de L’Astronomie populaire voyait ainsi, dans les faits qu’il rapporte, la manifestation d’une force anthropomorphisée de la nature. Georges Didi-Huberman (1994) décrit et critique le projet de Flammarion, qui concevait la foudre comme capricieuse et suggérait qu’il pourrait y avoir dans l’éclair « quelque chose comme un esprit élémentaire, faisant naître l’hypothesed’une pensee qui, au lieu d’être attachee a un cerveau, serait attachée àu courant électrique ».

Les fulgurites, les éclairs pétrifiés de McCollum, sont avant tout une empreinte du ciel, un moulage du trajet de la foudre dans le sable. Puisqu’elles sont présentées par l’artiste en grand nombre, à plus de 10 000 exemplaires, le spectateur de l’exposition doit s’interroger non seulement sur la singularit é de la fulgurite, mais aussi sur sa multiplication.

N’y a-t-il pas dans le projet de McCollum le désir de retrouver les champs de fulgurites tels qu’ils pouvaient apparaitre aux premiers découvreurs de ces objets. On imagine l’adjudant français Lacombe, le collecteur du géologue M.-A. Lacroix, arrivant dans le désert tchadien, vierge encore de toute presence humaine et rempli de fulgurites (Lacroix, 1915a). Le soldat ramène de ses expéditions du début du siècle des milliers de ces tubes siliccux (figure 1) qu’il dispose ensuite sur une table pour les observer, les classer, les inventorier. A priori, tous ces objets lui paraissent identiques: ils sont l’empreinte, la trace, la conséquence d’un même événement—la foudre vitrifie le sable du desert. Ils ne peuvent donc être qu’identiques, aucune intervention autre que naturelle n’ayant eu lieu. Pourtant, à y regarder de plus près, chaque fulgurite semble differénte, une infime particularité la distingue de sa voisine: la couleur, la taille, le diamètre, l’aspect rugueux et irrégulier de la partie extèrieure, des accumulations plus ou moins importantes de grains de sable. Maintenant, l’adjudant Lacombe s’interroge; il transmet au géologue resté à Paris ces milliers de tubes de foudre et c’est au tour du savant d’observer, de décrire, d’analyser pour interpréter. Pour cela, il a besoin d’une documentation; il va donc effectuer dans les bibliothèques une recherche des articles publiés sur le sojet par ses collègues et qui fondent l’opinion du moment de la sociét é scientifique sur ce phénomène. Lacroix regroupe des articles en allemand, en anglais, il prend des notes, esquisse de nombreux croquis. Il possede bientôt une masse de documents dont il va devoir faire la synthèse.

Dans son installation, McCollum reprend cet instant de la découverte et de la recherche scientifique où sont regroupées des milliers de fulgurites, disposées minutieusement sur des tables, avec à côté une documentation tout aussi proliférante sur d’autres tables. On se situe alors à l’instant précis qui précède celui où le savant fonde sa série explicative sur l’origine et la nature des fulgurites. Mais ce n’est plus au savant que McCollum s’adresse car on sait aujourd’hui ce que sont les fulgurites. On peut les reproduire en laboratoire. Les ingénieurs électroniciens et les géologues ont compris comment se formaient les tubes de foudre.

La fulgurite, roche foudroyée

Fulgurite (fulgur en latin) signifie « vitrification produite par la foudre, qui traverse les couches de sable pour s’enfoncer dans la terre ». Telle est la définition de cet objet donnée par le Littré, mais c’est un mot rare puisqu’il n’apparâit pas dans les dictionnaires les plus courants comme le Petit Robert ou le Petit Larousse.

Lacroix (1915a) fut donc le premier savant français au début du XXe siècle à décrire et expliquer ces curiosités géologiques. Avant lui, quelques chercheurs etrangers s’étaient intéressés au sujet depuis la découverte des fulgurites à la fin du XVIIIe siècle. La première fulgurite identifiée le filt au milieu du XVIIIe siècle, à Masul, en Silésie. Le plus célèbre de ces auteurs étrangers est Charles Darwin (1839) qui lutta contre l’opinion de ses contemporains européens selon laquelle la nature n’aurait pas d’histoire. Les fulgurites et les roses des sables lui fournirent les exemples d’une mémoire de la nature. L’enregistrement de coups de foudre, de coups de vent illustrait pour lui que la nature était formée d’un seul continuum.

La fulgurite est ainsi l’enregistrement d’un phénomène naturel. Il s’agit de tubes siliccux, à parois internes vernissées, formés par l’action de la foudre sur les sables quartzeux. Claude Gary (1999) décrit ces objets (p. 149). La formation des fulgurites peut s’expliquer par la structure du traccur descendant de l’éclair (du nuage à la terre), qui se bâtit à partir des avalanches électriques (voir Gary, 1999, schéma de la fig. 5.11, p. 74). Une gainc de charges d’espace est formée et constitue un canal de deux à trois centimètres de diamètre. Un courant d’arc en retour (de la terre au nuage) s’engouffre alors dans ce tracour pour créer un plasma. C’est cette quantité d’énergie emmagasinée qui provoque la fusion des matériaux et réalise les tubes de foudre.

Mais avant cette explication, les fulgurites furent considérées comme des objets étranges. Il est intéressant de constater que les fulgurites furent reconnues seulement au XVIIIe siècle, au moment même où se développent l’archéologie et les autres sciences qui toutes se dégagent progressivement des croyances magiques. Au Moyen ge, les pierres préhistoriques, les silex taillés étaient considérés par les savants comme des pierres de foudre.

Les céraunies (du grec ceraunos, foudre) étaient des pierres qui, croyait-on, étaient jetées du ciel au moment des orages. Marbode, évêque de Rennes de 1096 à 1123, chante dans une sorte de cantique une louange aux pierres précieuses. Comme le Livre des subtilités des créatures divines d’Hildegarde von Bingen, son œuvre représente l’essentiel du savoir médiéval, magique et mystique sur les interférences et sur les correspondances de l’ordre minéral et de l’ordre spirituel. Marbode (XIe siècle) donne ainsi une définition de la céraunie: « Lorsque l’air turbulent s’échauffe sous la rage des vents, quand il tonne d’horrible façon et que l’éther en feu déchaîne la foudre, lorsque les nuées s’entrechoquent, alors tombe du ciel une pierre dont le nom, chez les Grecs, est tiré de celui de la foudre. C’est seulement aux endroits qui ont été visiblement frappés par la foudre que, pense-t-on, on peut trouver cette pierre: c’est pourquoi on l’appelle, d’après le grec, "cèraunie", car ce que nous appelons foudre, les Grecs l’appellent ceraunos. Ne seront frappés par la foudre ni celui qui la porte avec respect, ni une maison, ni des propriétés où cette pierre se trouve déposée. Celui qui la porte et qui voyage en bateau sur un fleuve ou sur la mer ne sera pas noyé dans la tempête, ni frappé par la foudre. Elle aide à l’emporter dans les batailles et les procès, procure un doux sommeil et d’agréables songes. Elle offre deux aspects et autant de couleurs. La Germanie en envoie, dit-on, qui est semblable à du cristal, marquée pourtant de bleu et de couleur rouge. L’Espagnol de Lusitanie en envoie aussi qui méprise la flamme et qui est d’une couleur semblable à celle du pyrope » (p. 48-49). Les céraunies sont généralement considérées comme des pierres taillées préhistoriques, la définition de Marbode cependant ne s’applique-t-elle pas merveilleusement aux fulgurites ?

Alfred Lacroix est le premier Français à expliquer les tubes de foudre même, si avant lui, Arago (1821) mentionna les travaux du chercheur Fiedler publies en allemand en 1821 sur les pierres fulgurées. Lacroix commandita des expéditions dans le Sahara oriental et l’adjudant Lacombe lui envoya du triangle Zinder-Bilma-lac Tchad une riche documentation.

La fulgurite ne peut pas être employée comme dénomination minéralogique de la silice fondue; c’est pourquoi Lacroix donna le nom de « lechateliérite » à ce minéral, en l’honneur d’Henri Le Chatelier, pour ses fameux travaux sur la silice et les changements d’état du quartz (Lacroix, 1915b). La lechateliérite est donc un verre de silice résultant de la fusion du quartz par des procédés naturels et qui se distingue de l’opale qui est hydratée. Outre la foudre, les phénomènes volcaniques peuvent produire une lechateliérite. La fulgurite peut être formée par la fusion d’autres roches: ainsi, on retrouve au sommet des Pyrénées des fulgurites formées par des roches variées comme des granites, des gneiss, des schistes, etc. Toutes les fulgurites en lechateliérite ont été recueillies dans des régions désertiques, dépourvues d’arbres; elles sont trouvées dans les dépressions des dunes. Elles se rencontrent en grand nombre sur des surfaces privilégiées de 1 à 5 M2. Le sol est alors couvert de leurs débris et l’on voit çà et là l’extrémit é des tubes dépassant la surface de quelques centimètres, dégagés du sable par l’action du vent. Les Touaregs disent ainsi que « les tubes de pierre poussent dans le sable comme des plantes ». Ces tubes peuvents’ enfoncer à plus de 1 m de la surface mais ils sont très fragiles et se fractionnent en fragments d’environ 10 cm. Leur diamètre est de 2 à 3 cm et l’épaisseur est comprise entre 2 et 5 mm. Ils ont un aspect rappelant l’écorce de certains arbres; les parois externes sont sillonnées de rainures verticales irrégulières, curvilignes; leur surface est souvent hérissée d’aspérités aiguës sur lesquelles peuvent s’agglomérer des grains de sable agglutinés, non fondus (figure 1).

Les fulgurites de McCollum

  Figure 2. Réalisation des fulqurites.
© Allan McCollum.


 
  a. Remplissage avec du sable de Floride du récipient destiné a recevoir le coup de foudre.

 
  b. Préparation de la fusée qui va déclencher la foudre.

L’artiste américain McCollum fut sollicité par le musée de la Science et de l’Industrie de Tampa, en Floride. La Floride est précisément une des régions du monde où se produisent le plus d’orages: le niveau kéraunique y est égal à 100, alors qu’en France le niveau moyen est de l’ordre de 20—il est supérieur à 30 dans les régions montagneuses des Alpes, du Massif central et des Pyrénées, et inférieur à 15 dans les régions côtières de la Bretagne ou de Normandie (Gary, 1999). Le niveau kéraunique est un indice qui est tout simplement « le nombre de jours par an ou le tonnerre a été entendu ». Il fut défini afin d’établir des statistiques et de comparer les régions entre elles. Ce paramètre garde, dans la simplicité même de sa définition, l’origine des observations faites sur les orages par les notables locaux puis par les sociétés savantes. Donc la Floride, une des régions du monde les plus touchées par les orages, possède un centre de recherche international sur la foudre, Camp Blanding, centre situé à Starke et associé à l’université de Floride. Les investigations qui y sont menées relèvent de l’expérimentation et de la mesure, et visent à comprendre la physique du nuage orageux, la décharge dans le nuage, l’étude du foudroiement par un déclenchement artificiel de la foudre, l’étude de son rayonnement électronique, etc.

Invité à intervenir pour une installation en Floride, McCollum a souhaité reprendre les fulgurites témoins de ces événements naturels si frequents et il a cherché à les réaliser lui-même. Pour comprendre ces objets, il s’est adresé à un géologue et il s’est associé à un ingénieur électricien. On est capable aujourd’hui de déclencher la foudre à volonté. Pour étudier la foudre et ses effets, on ne peut compter uniquement sur la chance pour que celle-ci vouille bien toucher une tour. L’expérience, dépendant trop du hasard, durerait des temps bien trop longs. À l’approche d’un orage donc, on lance en direction d’un nuage une petite fusée, du type paragrêle, qui déroule derriere elle un mince fil métallique s’échappant d’une bobine speciale amarrée sur le sol. À partir d’une certaine hauteur, comprise entre 50 et 500 m, la fusée et son fil agissent comme un paratonnerre et provoquent le coup de foudre. Le courant de foudre s’écoule le long du fil métallique, tout en le volatilisant, puis se disperse dans la terre quand il atteint le point d’amarrage du fil.

McCollum et l’électricien ont déclenché la foudre dans un grand récipient rempli de sable de Floride. C’est ainsi qu’on peut décrire la « chaîne opératoire » 1 de la fulgurite de McCollum. Le fondement de la chaîne opératoire s’appuie sur l’intention de l’artiste; c’est, en particulier, la prise en compte de toute la recherche documentaire sur les « tubes de foudre ». Cette étape, fondamentale, est le premier degré de la chaîne opératoire de The Event. Vient ensuite toute la phase expérimentale. McCollum et ses collaborateurs occasionnels ont travaillé pendant l’été 1997 à Camp Blanding.

 
c. McCollum déclench l’éclair.

 
 
d. Coup defoudre qui va produire la fulgurite.

 
 
e. McCollum dégage du sable la fulgurite vitrifée par la foudre.

 

• McCollum prépare tout d’abord le réceptacle de la foudre dans loquel va etre générée une fulgurite. Le récipient est rempli de sable de Floride (figure 2a).

• On travaille ensuite à la fusée qui va déclencher la foudre (figure 2b). On y amarre le fil qui, un instant, assurera un contact matériel entre le nuage et le sable dans le récipient.

• C’est l’artiste lui-même qui tient à lancer la fusée en actionnant la commande de déclenchement de la mise à feu (figure 2c).

• Le temps d’un éclair, et un coup de foudre se produit; le nuage et le sable dans le recipient sont un court moment réunis électriquement. La foudre pénètre dans le sable et la fulgurite peut être créée (figure 2d).

• McCollum-dégage la fulgurite du récipient et on imagine bien à ce moment précis toute la tension qui est la sienne, puis son é motion lorsqu’il voit apparaltre l’objet qui va être son modèle (figure 2e).

• Si la forme de la fulgurite convient à l’artiste, elle est précieusement conservée. Celle que McCollum choisit a une forme particulière, avec des ondulations désirées (figure 3). C’est celle qu’il va reproduire à des dizaines de milliers d’exemplaires et, plutôt que de fabriquer ces objets dans son studio à New York, ce qu’il fait habituellement pour ses autres séries, il s’associe à une petite entreprise spécialisée dans la fabrication de souvenirs de Floride centrale, Sand Creations. Cette entreprise produit des petits objets (des dollars en sable, par exemple) que lton ramène de ses vacances en Floride, objets que l’on destine à ses amis ou bien à soi-même et qui enregistrent le souvenir d’avoir été là-bas.

• Les dix mille fulgurites moulées sont alors déposées sur des tables, minutieusement rangées, ne laissant plus de place disponible, indifférenciées les unes des autres, dans une représentation qui apparaît monotone au premier regard (figure 4). À côté, d’autres tables, tout aussi monotones en apparence, sont recouvertes de petits livrets qui renferment les connaissances sur les orages, la foudre, les fulgurites, etc. Ce sont des tirés à part d’articles scientifiques, des chapitres de livres savants (figure 5).

Chaque étape de la chaîne opératoire est minutieusement préparée par l’artiste et chacune recouvre un aspect particulier de la science.

 
  Figure 3. Fulgurite orginale réalisée par Allan McCollum. © A. McCollum.

C’est un musée scientifique qui a tout d’abord approché McCollum pour qu’il réfléchisse à une intervention. L’artiste choisit alors de s’associer avec les chercheurs installés en Floride et qui travaillent sur les différents aspects de l’électricité naturelle. Il n’emploie pas n’importe quel matériau mais du sable de Floride. Il fait réaliser ses multiples par une entreprise locale de souvenirs puisque la « fulgurite est un souvenir de la nature » (Helen Molesworth, 1998). Les fulgurites et les documents sont présentés enfin comme dans un musée des sciences. Et, en tout cela, à chaque étape, l’humour n’est jamais absent.

 
Figure 4. 10 000 fulgurites moulées (sable zircon de Floride et epoxy). Vue partielle de l’installation d’Allan McCollum, L’Éclair pétrifié de Floride centrale, à l’université de Floride du Sud et au musée d’Art contemporain de Tampa. © A. McCollum.

 

Par ailleurs, la forme des fulgurites est intéressante, elle représente l’enregistrement des phénomènes calorifiques déterminés par le passage de la foudre à travers le sable. Chaque fulqurite est différente car elle est l’enregistrement d’un temps particulier. McCollum ne fut pas le premier à pétrifier artificiellement la foudre. Au XIVe siècle, Beudant relate des expériences faites au Conservatoire par Hachette, Savart et lui-même à l’aide de la batterie du cabinet Charles, la plus puissante qui existait alors à Paris (Beudant, 1828). En faisant passer la décharge à travers la poussiere de verre, ils ont obtenu des tubes fondus de 25 mm de long et de 0,5 mm de diamètre intérieur.

Tout au long de la chaîne opératoire, l’artiste montre une démarche pluridisciplinaire et interroge les rapports entre l’art et la science. Ce n’est pas son premier coup ! À plusieurs reprises, ses interventions ont pour base la multiplication des vestiges archéologiques ou géologiques en créant des séries in progress.

 
  Figure 5. « Supplemental Didactics ». Présentation de la documentation scientifique qui accorripagne les 10 000 fulgurites. Vue partielle de l’installation d’Allan McCollum, L’Éclair pétrifié de Floride centrale, à l’université de Floride du Sud et au musée d’Art contemporain de Tampa. © A. McCollum.

Dans un muséum d’histoire naturelle, il a proposé une installation constituée de moulages d’os de dinosaures. Ce sont les Lost Objects, les objets perdus (série en cours depuis 1991), qui transmettent l’atmosphère si particulière des vieux muséums. L’accumulation des os invite le visiteur de l’installation à une interrogation sur les origines, les mondes anciens.

Il commence sa série Natural Copies from the coal mines of Central Utah en 1994. Il suit les pas de l’ichnologue, en retrouvant par hasard, en 1994, dans un petit musée préhistorique à Price, dans l’État d’Utah, des empreintes de pas de dinosaure. McCollum réalise alors des tirages en résine à partir de moules obtenus par l’empreinte dans les sols moubles en tourbe, traces qui sont ensuite remplies de sédiment. Au cours du temps, la tourbe se transforme en charbon, le sédiment se fossilise. En extrayant le charbon, les mineurs ont trouvé dans les galeries de mine les empreintes qui constituent désormais la collection de ce petit musée. L’œuvre de McCollum est constituée d’empreintes d’empreintes avec, au passage, un transfert d’un matériau à un autre. D’une empreinte, un sédiment argileux fossilisé, nouvelle prise d’empreinte avant tirage en résine par l’artiste d’une série de copies peintes de huit couleurs différentes. Les traces désormais conservées et présentées par McCollum sont les souvenirs, les sous-produits d’une autre activité.

La serie du Chien de Pompéi évoque le souvenir d’une catastrophe, d’une de celles qui hantent notre mémoire collective. Le corps du chien mort étouffé lors de l’éruption du Vésuve en 79 après J.-C. s’est décomposé et a laissé dans les cendres une cavité découverte en 1874 par les archéologues qui injectèrent du plâtre dans ce moule naturel. À partir de 1990, McCollum réalise une série de tirages de ce moule, tous blancs.

L’E’vénement, que propose McCollum, joue de la même façon sur plusieurs registres de la science (électricité, géeologie notamment). Il joue également sur la mémoire que l’on a des choses, sur le souvenir. Il questionne enfin la representation que chacun de nous a du monde, et son travail réfléchit le monde que l’on construit pour soi. Les fulgurites n’ont été expliquées que très récemment. Elles furent longtemps l’objet de croyances mystérieuses liées à des phénomènes naturels jugés capricieux. McCollum nous interroge enfin sur notre façon de voir les œuvres conservées et exposees dans les musées: l’accumulation d’objets provoque sur le spectateur une sensation étrange. Où est l’objet, quel est le statut de l’objet, quelle est sa vie, pourquoi sa production, sa reproduction, pourquoi son abandon, sa disparition ? Comment un objet devient-il œuvre d’art ? L’œuvre d’art n’a pas l’ambition de récréer l’univers primitif ; l’univers esthétique proposé par l’artiste est inséré dans l’univers réel, actuel. Comme le chercheur scientifique, l’artiste crée un monde, donne son explication du monde.

Remerciements. La rédaction de cet article n’aurait pas été possible sans l’aide précieuse d’Allan McCollum, que je remercie bien vivement ainsi que son assistant Daniel Levenson (AMS: Allan McCollum Studio). Merci également à MM. Skrok et Schubnel, du laboratoire de minéralogie du Muséum national d’histoire naturelle, pour m’avoir confié une fulqurite du Sahara. Je remercie enfin Savine Faupin et Christophe Boulanger pour leurs suggestions et leur concours amical.

Note

1. 1. La « chaîne opératoire » est un concept qui a été défini et précisé par l’archéologue préhistorien André Leroi-Gourhan. Ce concept vise à décrire l’ensemble des étapes qui constituent la « vie », d’un artefact archéologique : le choix et la recherche des matériaux, leur transformation ensuite, l’usage de l’objet. On voit ainsi que ce concept très puissant fait intervenir de multiples champs qui vont de l’économie à la technique, l’histoire, la psychologie. Par la chaîne opératoire, l’archéologue peut ainsi décrire, par une approche non nécessairement technique, les divers aspects et les différents niveaux qui peuvent être abordés par l’examen, la description d’un témoin matériel de la préhistoire.

Biblographie

Arago, 1821, « Sur les tubes vitreux qui paraissent produits par les coups de foudre » Annales de chimie et de physique, 21, p. 290.

Beudant, 1828, « Experience sur la formation des tubes fulminaires », Annales de chimie et de physique, 37, p. 321.

Camille Flammarion, 1905, Les Caprices de la foudre, èd. Flammarion, Paris.

Charles Darwin, 1839, Journal of researches into the Geology and Natural History, of H.M.S. Beagle, p. 53.

Georges Didi-Huberman, 1994, « L’empreinte du ciel », Antigone 20.

Claude Gary, 1999, La Foudre, 2e èd., Masson, Paris.

Hildegarde von Bingen, XIIe siècle, Le Livre des subtilités des créatures divines (physique) les plantes, les éléments, les pierres, les métaux, 3e édition, éd. Jérôme Millon, Grenoble, 1996.

M.-A. Lacroix, 1915a, « Sur les fulgurites exclusivement siliceuses du Sahara oriental et sur quelques fulgurites silicatées des Pyrénées », Bulletin de la Société française de minéralogie XXXVIII, 188-198.

M.-A. Lacroix, 1915b, « La silice fondue considérée comme minéral (lechateliérite) », Bulletin de la Société française de minéralogie XXXVIII, 182-186.

Marbode, XIe siècle, Poème des pierres prècieuses, èd. Jèrôme Millon, Grenoble, 1996.

Helen Molesworth, 1998, « Impossible objects. Man-made fulgurites by Allan McCollum », The Event: Petrified lightning from Central Florida (with supplemental didactics), a project by Allan McCollum, Florida State University Contemporary Art Museum.



Michel Menu, C2RMF, UMR 171, palais du Louvre, Paris
(adresse postale: C2RMF, 6, rue des Pyramides, F75041 Paris, France; email: michel.menu@culture.fr)